L’AG M. NICHOLAS EMILIOU sur le règlement Bruxelles I bis

L’avocat général M. NICHOLAS EMILIOU a présenté le 22 février 2024 ses conclusions dans l’affaire C‑339/22 (BSH Hausgeräte GmbH contre Electrolux AB) qui porte sur le règlement Bruxelles I bis.

Les faits, le litige et les questions préjudicielles.

9. BSH Hausgeräte GmbH (ci-après « BSH ») est titulaire du brevet européen EP 1 434 512, protégeant une invention dans le domaine des aspirateurs, délivré pour (et, par conséquent, validé en) Autriche, en Allemagne, en Espagne, en France, en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède, en Turquie et au Royaume-Uni.

10. Le 3 février 2020, BSH a intenté une action contre Aktiebolaget Electrolux (ci-après « Electrolux »), une société de droit suédois, devant le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce, Suède). Cette action est fondée sur la prétendue contrefaçon par Electrolux du brevet EP 1 434 512 dans les différents États pour lesquels il avait été délivré. Dans ce contexte, BSH cherche à obtenir, entre autres, une ordonnance interdisant à Electrolux de continuer à utiliser l’invention brevetée dans tous ces États, ainsi qu’une indemnisation pour le dommage causé par cette utilisation illicite.

11. Dans son mémoire en défense, Electrolux a fait valoir que le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) devrait rejeter cette action dans la mesure où elle concerne les parties allemande, autrichienne, britannique, espagnole, française, grecque, italienne, néerlandaise et turque du brevet EP 1 434 512 (ci-après les « brevets étrangers »). À cet égard, Electrolux a invoqué, entre autres, l’invalidité des brevets étrangers.

12. En outre, Electrolux a fait valoir que, à la lumière de ce moyen de défense, les juridictions suédoises ne sont pas compétentes pour connaître de la procédure en contrefaçon dans la mesure où les brevets étrangers sont concernés. À cet égard, la procédure en contrefaçon devrait être considérée comme étant « en matière de (…) validité des brevets » au sens de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis et, en vertu de cette disposition, les juridictions des différents États membres dans lesquels ces brevets ont été validés sont seules compétentes pour connaître de l’affaire dans la mesure où ‘leur’ brevet est concerné.

13. En réponse, BSH a fait valoir que les juridictions suédoises sont compétentes pour connaître de la procédure en contrefaçon en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis étant donné qu’Electrolux est domiciliée en Suède. L’article 24, point 4, dudit règlement n’est pas applicable puisque l’action intentée par BSH n’est pas, en soi, « en matière de (…) validité des brevets » au sens de cette disposition. En outre, conformément à l’article 61, deuxième alinéa, de la Patentlagen, lorsque le défendeur fait valoir, dans le cadre d’une telle procédure en contrefaçon, l’invalidité du brevet, la juridiction saisie doit lui ordonner d’introduire une action distincte à cet effet devant les juridictions compétentes. En l’espèce, Electrolux devrait donc engager des procédures en invalidité distinctes devant les juridictions des différents États pour lesquels les brevets étrangers ont été délivrés. Parallèlement, le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) pourrait statuer sur la question de la contrefaçon dans un jugement provisoire et ensuite surseoir à statuer dans l’attente d’un jugement définitif dans la procédure en invalidité. Enfin, s’agissant de la partie turque du brevet EP 1 434 512, BSH a fait valoir que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis n’est, en toute hypothèse, pas applicable aux brevets délivrés par des États tiers et qu’il ne peut, dès lors, avoir aucune incidence sur la compétence des juridictions suédoises.

14. Par décision du 21 décembre 2020, le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) a rejeté l’action en ce qui concerne la contrefaçon des brevets étrangers. Tandis que, au moment de l’introduction de la procédure, les juridictions suédoises étaient compétentes pour connaître de l’action en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, l’article 24, point 4, dudit règlement est devenu applicable lorsqu’Electrolux a invoqué l’invalidité de ces brevets en tant que moyen de défense. En application de cette disposition, les juridictions d’autres États sont seules compétentes pour examiner la question de la validité, et étant donné que cette question est cruciale pour l’issue de l’action en contrefaçon introduite par BSH, la juridiction nationale s’est déclarée incompétente pour connaître de la procédure dans la mesure où les brevets étrangers sont concernés. Cette juridiction s’est également dessaisie en ce qui concerne le brevet turc, estimant que l’article 24, point 4, est l’expression d’un principe de compétence internationalement admis, selon lequel seules les juridictions de l’État qui a délivré un brevet peuvent statuer sur la validité de celui-ci.

15. Par la suite, BSH a interjeté appel de cette décision devant le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm), en maintenant que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis n’est pas applicable aux actions en contrefaçon de brevets. Néanmoins, étant donné qu’Electrolux invoque l’invalidité en tant que moyen de défense, la compétence est répartie comme suit : les juridictions suédoises sont compétentes en vertu de l’article 4, paragraphe 1, pour statuer sur la question de la contrefaçon, tandis que la question de la validité doit être tranchée par les juridictions des États d’enregistrement en vertu de l’article 24, point 4. Les juridictions suédoises sont également compétentes en ce qui concerne le brevet turc sur la base de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement. En effet, la compétence de l’État sur le territoire duquel le défendeur est domicilié est un principe reconnu en droit international. Electrolux a soutenu, pour sa part, que l’article 24, point 4, s’applique aux procédures en contrefaçon dans le cadre desquelles l’invalidité est invoquée en tant que moyen de défense. Les juridictions suédoises ne sont pas compétentes pour connaître de la procédure dans son ensemble étant donné que les questions de contrefaçon et de validité ne peuvent être dissociées.

16. Dans ces conditions, le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 24, point 4, [du règlement Bruxelles I bis] doit-il être interprété en ce sens que la formulation “en matière d’inscription ou de validité des brevets (…) que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception” signifie qu’une juridiction nationale qui, en application de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, s’est déclarée compétente pour connaître d’un litige en matière de contrefaçon de brevet, n’est plus compétente pour statuer sur la question de la contrefaçon si une exception d’invalidité du brevet en cause est soulevée, ou bien cette disposition doit-elle être interprétée en ce sens que la juridiction nationale est incompétente seulement pour connaître de l’exception d’invalidité ?

2) La réponse à la première question dépend-elle de l’existence, en droit national, de dispositions similaires à celles de l’article 61, deuxième alinéa, de la [Patentlagen], qui exigent que, pour que l’exception d’invalidité soulevée dans le cadre d’une action en contrefaçon soit recevable, il faut que le défendeur introduise un recours en invalidité distinct ?

3) L’article 24, point 4, du [règlement Bruxelles I bis] doit-il être interprété comme s’appliquant à l’égard d’une juridiction d’un [État] tiers, c’est-à-dire, en l’espèce, comme conférant également une compétence exclusive à une juridiction turque sur la partie du brevet européen validée en Turquie ? »

Réponse suggérée :

« 1) L’article 24, point 4, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que :

lorsque les juridictions d’un État membre sont saisies d’une procédure relative à la contrefaçon d’un brevet enregistré dans un autre État membre et qu’une exception d’invalidité est soulevée par le supposé contrefacteur, ces juridictions ne sont pas compétentes pour statuer sur la question de la validité.

2) L’article 24, point 4, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que :

cette disposition ne s’applique pas en ce qui concerne la validité d’un brevet enregistré dans un État tiers. Toutefois, les juridictions des États membres, lorsqu’elles sont compétentes en vertu d’une autre règle de ce règlement, peuvent ne pas statuer sur cette question ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=06F68132D8379BBFFE0F44CEBF222EF7?text=&docid=283062&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=3556417

La CJUE sur le règlement Bruxelles I bis

La Cour de justice a rendu le 22 février 2024 sa décision dans l’affaire C‑81/23 (MA contre FCA Italy SpA) qui porte sur le règlement Bruxelles I bis.

« L’article 7, point 2, du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que :

lorsqu’un véhicule , prétendument équipé par son constructeur, dans un premier État membre, d’un dispositif illégal d’invalidation réduisant l’efficacité des systèmes de contrôle des émissions, a fait l’objet d’un contrat de vente conclu dans un deuxième État membre et a été remis à l’acquéreur dans un troisième État membre, le lieu de la matérialisation du dommage, au sens de cette disposition, se situe dans ce dernier État membre ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=06F68132D8379BBFFE0F44CEBF222EF7?text=&docid=283054&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=3556417

L’AG M. NICHOLAS EMILIOU sur le règlement Bruxelles I bis

L’avocat général M. NICHOLAS EMILIOU a présenté le 8 février 2024 ses conclusions dans l’affaire C‑425/22 (MOL Magyar Olaj- és Gázipari Nyrt. contre Mercedes-Benz Group AG) qui porte sur le règlement Bruxelles I bis.

Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

13.      Dans sa décision du 19 juillet 2016, la Commission a constaté que la défenderesse – dont le siège est en Allemagne – et d’autres sociétés avaient, en se concertant sur les barèmes de prix bruts pour les camions de poids moyen et lourd dans l’Espace économique européen (ci-après l’« EEE »), participé à une entente entre le 17 janvier 1997 et le 18 janvier 2011, ce qui constituait une infraction continue à l’interdiction énoncée à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen. La Commission a conclu que l’infraction couvrait l’ensemble de l’EEE.

14.      La requérante est une société établie en Hongrie. Elle exerce un contrôle sur les sociétés appartenant au groupe MOL. Elle détient le pouvoir de contrôle exclusif, comme actionnaire majoritaire ou autrement, sur un certain nombre de sociétés, telles que MOLTRANS, établie en Hongrie, INA, établie en Croatie, Panta et Nelsa, établies en Italie, ROTH, établie en Autriche, et SLOVNAFT, établie en Slovaquie. Au cours de la période infractionnelle identifiée dans la décision de la Commission, ces filiales ont indirectement soit acheté en tant que propriétaires, soit pris à crédit-bail 71 camions auprès de la défenderesse dans plusieurs États membres.

15.      La requérante a, devant le Fővárosi Törvényszék (la cour de Budapest-Capitale, Hongrie ; ci-après la « juridiction de première instance »), demandé la condamnation de la défenderesse au paiement de 530 851 EUR, majorés des intérêts et des dépens, en faisant valoir qu’il s’agissait là du montant que ses filiales avaient indûment payé à cause du comportement anticoncurrentiel constaté dans la décision de la Commission. Se fondant sur la notion d’unité économique, elle a fait valoir les créances de dommages et intérêts des filiales à l’encontre de la défenderesse. À cette fin, elle a invoqué la compétence des juridictions hongroises sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, en faisant valoir que son siège social, en tant que centre des intérêts économiques et patrimoniaux du groupe d’entreprises, était le lieu où s’était en définitive produit le fait dommageable, au sens de cette disposition.

16.      La défenderesse a soulevé une exception d’incompétence des juridictions hongroises.

17.      La juridiction de première instance a fait droit à cette exception et a considéré que la règle de compétence spéciale prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 devait être interprétée de manière stricte et ne pouvait être appliquée que s’il existait un lien particulièrement étroit entre la juridiction saisie et l’objet du litige. Elle a constaté que ce n’était pas la requérante qui avait payé les prix artificiellement élevés, mais ses filiales (lesquelles ont donc été lésées par la distorsion de concurrence en question). Le préjudice de la requérante avait, quant à lui, un caractère purement financier, ce qui ne permettait pas d’assimiler son siège social au lieu où le dommage s’était produit, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, et ne pouvait pas amener à reconnaître la compétence de la juridiction hongroise.

18.      Cette décision a été confirmée en appel par une ordonnance du Fővárosi Ítélőtábla (cour d’appel régionale de Budapest-Capitale, Hongrie ; ci-après la « juridiction de seconde instance »). Cette juridiction a déclaré que, selon la jurisprudence de la Cour de justice, la théorie de l’unité économique n’est applicable qu’aux fins d’établir une responsabilité pour infraction au droit de la concurrence et que, en substance, la partie lésée ne peut s’en prévaloir aux fins de la détermination du for. Invoquant l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire CDC Hydrogen Peroxide, elle a ajouté que la compétence en vertu de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 devait être déterminée en fonction du siège de l’entreprise lésée et non de celui de sa société mère.

19.      La requérante a formé un pourvoi en cassation devant la Kúria (Cour suprême), qui est la juridiction de renvoi. Elle a conclu à la cassation de l’ordonnance rendue par la juridiction de seconde instance et à la poursuite de la procédure devant les juridictions précédemment saisies. Elle a soutenu, en substance, que la théorie de l’unité économique était pertinente pour l’appréciation de la compétence dans ce contexte et que, en tant que détentrice exclusive du contrôle du groupe d’entreprises, elle était directement impliquée dans le fonctionnement, rentable ou déficitaire, des entreprises du groupe.

20.      Dans son mémoire en réponse, la défenderesse a argué que la requérante n’avait acheté aucun des camions concernés par l’entente et qu’elle n’avait donc subi aucun préjudice. En outre, elle a fait valoir que la théorie de l’unité économique n’était pas applicable pour déterminer la compétence et qu’une telle approche n’était pas étayée par la jurisprudence de la Cour de justice.

21.      Dans ces circonstances, la Kúria (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1.      Lorsque la société mère engage une action en dommages et intérêts aux fins de la réparation d’un préjudice qui est lié à un comportement anticoncurrentiel et qui est survenu exclusivement auprès de ses filiales, la compétence de la juridiction peut-elle être fondée sur le siège de la société mère, en tant que lieu où le fait dommageable s’est produit au sens de l’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012] ?

2.      Le fait que, au moment des différentes acquisitions faisant l’objet du litige, certaines de ces filiales n’aient pas appartenu au groupe d’entreprises de la société mère est-il pertinent au regard de l’article 7, point 2, du règlement [no 1215/2012] ? ».

Réponse suggérée :

L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » ne couvre pas le siège social de la société mère qui intente une action en réparation de dommages causés à ses seules filiales par le comportement anticoncurrentiel d’un tiers, même lorsqu’il est allégué que cette société mère et ces filiales font partie de la même unité économique.

Source: https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=C3DDBBA5E547ACAEB77C3F8BE4F9EF93?text=&docid=282590&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1403532

L’AG M. MACIEJ SZPUNAR sur le règlement Bruxelles I

L’avocat général M. MACIEJ SZPUNAR a présenté le 8 février 2024 ses conclusions dans l’affaire C‑633/22 (Real Madrid Club de Fútbol contre Société Éditrice du Monde SA) qui porte sur le règlement Bruxelles I.

Les faits au principal

15.      Le journal Le Monde a publié, le 7 décembre 2006, un article dans lequel l’auteur, EE, journaliste salarié de ce journal, affirmait que les clubs de football Real Madrid et FC Barcelona avaient recouru aux services du docteur X. Fuentes, l’instigateur d’un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme. Un extrait de l’article figurait en première page, assorti d’un dessin sous-titré « Dopage : le football après le cyclisme » représentant un cycliste vêtu des couleurs du drapeau espagnol et entouré de petits footballeurs et de seringues. De nombreux médias, notamment espagnols, se sont fait l’écho de cette publication.

16.      Le 23 décembre 2006, le journal Le Monde a publié, sans aucun commentaire, la lettre de démenti que lui avait transmis le Real Madrid.

17.      Ce club et un membre de son équipe médicale, les requérants au principal, ont engagé devant le Juzgado de Primera Instancia no19 de Madrid (tribunal de première instance no 19 de Madrid, Espagne) une action en responsabilité fondée sur l’atteinte à leur honneur contre la société Éditrice du Monde et le journaliste-auteur de l’article en cause, les défendeurs au principal.

18.      Par jugement du 27 février 2009, ce tribunal a condamné les défendeurs au principal à payer les sommes de 300 000 euros au Real Madrid et de 30 000 euros au membre de son équipe médicale et a ordonné la publication de sa décision dans le journal Le Monde. Les défendeurs au principal ont fait appel de ce jugement devant l’Audiencia Provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid, Espagne), qui a, pour l’essentiel, confirmé ledit jugement. Le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) a rejeté le pourvoi formé contre cette dernière décision par arrêt du 24 février 2014.

19.      Le Juzgado de Primera Instancia no19 de Madrid (tribunal de première instance no 19 de Madrid) a ordonné, par ordonnance du 11 juillet 2014, à titre solidaire, l’exécution de la décision du Tribunal Supremo (Cour suprême) et le paiement au Real Madrid de la somme de 390 000 euros en principal, intérêts et frais, puis, par ordonnance du 9 octobre 2014, l’exécution de cette décision et le paiement au membre de l’équipe médicale du club de la somme de 33 000 euros en principal, intérêts et frais.

20.      Le 15 février 2018, le directeur des services de greffe judiciaire du tribunal de grande instance de Paris (France) a rendu deux déclarations constatant le caractère exécutoire de ces ordonnances.

21.      Par arrêts du 15 septembre 2020, la cour d’appel de Paris (France) a infirmé ces déclarations. Considérant les ordonnances du 11 juillet et du 9 octobre 2014 comme étant manifestement contraires à l’ordre public international français, elle a jugé que celles-ci ne sauraient être exécutées en France.

22.      À cet égard, la cour d’appel de Paris a relevé, dans un premier temps, que les juridictions espagnoles avaient prononcé les condamnations en cause sur le fondement de l’article 9, paragraphe 3, de la Ley Orgánica 1/1982 de protección civil del derecho al honor, a la intimidad personal y familiar y a la propia imagen (loi organique 1/1982, sur la protection civile du droit à l’honneur), du 5 mai 1982 (BOE du 14 mai 1982, p. 11196), alors que le Real Madrid ne s’était pas prévalu d’un préjudice patrimonial. En outre, l’Audiencia Provincial de Madrid (cour provinciale de Madrid) aurait considéré dans son arrêt, confirmé par le Tribunal Supremo (Cour suprême), que, dans la mesure où le préjudice était généralement associé au préjudice moral, il était difficile de le quantifier en termes économiques.

23.      La cour d’appel de Paris a observé, dans un second temps, que seul avait été discuté, devant le juge espagnol, le retentissement médiatique de l’article en cause, démenti par des médias espagnols, de sorte que le préjudice subi du fait du retentissement avait été limité par le démenti apporté par les organes de presse locaux, dont le lectorat est majoritairement espagnol.

24.      Dans un troisième temps, cette juridiction a retenu, en premier lieu, que les condamnations au paiement des sommes de 300 000 euros en principal et de 90 000 euros en intérêts touchent une personne physique et la société éditrice d’un journal, et que les comptes de cette société révèlent qu’un tel montant représente 50 % de la perte nette et 6 % du montant des disponibilités au 31 décembre 2017 ; en second lieu, que les condamnations du journaliste au paiement des sommes de 30 000 euros en principal et de 3 000 euros en intérêts s’ajoutent aux précédentes, et, en troisième lieu, qu’il était extrêmement rare que le montant des dommages-intérêts alloués pour des atteintes à l’honneur ou à la considération dépasse 30 000 euros, la loi française ne punissant la diffamation envers les particuliers que d’une amende maximum de 12 000 euros.

25.      La cour d’appel de Paris a conclu que les condamnations en cause avaient un effet dissuasif sur la participation des défendeurs au principal à la discussion publique de sujets intéressant la collectivité de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle, de sorte que la reconnaissance ou l’exécution des décisions prononçant ces condamnations heurtait de manière inacceptable l’ordre public international français, en ce qu’elle portait atteinte à la liberté d’expression.

26.      Les requérants au principal ont formé un pourvoi en cassation contre les arrêts de la cour d’appel de Paris devant la Cour de cassation (France), qui est la juridiction de renvoi dans la présente affaire. Ils ont soutenu, en premier lieu, qu’un contrôle de proportionnalité des dommages-intérêts ne peut avoir lieu que si ceux-ci ont un caractère punitif et non compensatoire ; en deuxième lieu, qu’ils avaient fait valoir que, en substituant sa propre appréciation du préjudice à celle du juge d’origine, la cour d’appel de Paris avait révisé les décisions espagnoles, en violation de l’article 34, point 1, et de l’article 36 du règlement Bruxelles I, et, en troisième lieu, que la cour d’appel de Paris n’avait pas pris en compte la gravité des fautes retenues par le juge espagnol et que la situation économique des personnes condamnées n’était pas pertinente pour apprécier le caractère disproportionné des condamnations, lequel, en tout état de cause, ne devait pas être apprécié au regard des normes nationales.

27.      Les défendeurs au principal ont soutenu, en substance, que la cour d’appel de Paris avait, sans réviser au fond les décisions espagnoles, refusé à juste titre de reconnaître leur caractère exécutoire en raison du caractère disproportionné des condamnations qu’elles prononçaient, violant ainsi manifestement la liberté d’expression et, par conséquent, l’ordre public international.

28.      Dans l’exposé des motifs l’ayant conduite à formuler les questions préjudicielles, la juridiction de renvoi se réfère, d’une part, à la jurisprudence de la Cour issue de l’arrêt Krombach. Elle attire l’attention sur le passage de cet arrêt qui, par une référence à l’arrêt Johnston, établit selon elle un lien entre les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

29.      D’autre part, la juridiction de renvoi observe que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH »), s’agissant du niveau de protection, l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans les domaines du discours politique ainsi que des questions d’intérêt général. Relèverait de ce second domaine une publication portant sur des questions relatives au sport. En outre, selon elle, l’effet dissuasif d’une condamnation à verser des dommages-intérêts constitue un paramètre d’appréciation de la proportionnalité d’une mesure de réparation des propos diffamatoires. Par ailleurs, elle fait valoir, s’agissant de la liberté d’expression des journalistes, qu’il convient de veiller à ce que le montant des dommages-intérêts imposé aux sociétés de presse ne soit pas de nature à menacer leurs fondements économiques.

Les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

30.      C’est dans ces conditions que la Cour de cassation, par décision du 28 septembre 2022 parvenue à la Cour le 11 octobre 2022, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Les articles 34 et 36 du règlement [Bruxelles I] et l’article 11 de la [Charte] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une condamnation pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif par une information publiée par un journal est de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer ainsi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution ?

2)      En cas de réponse positive, ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le caractère disproportionné de la condamnation ne peut être retenu par le juge [de l’État membre] requis que si les dommages-intérêts sont qualifiés de punitifs soit par la juridiction [de l’État membre] d’origine, soit par le juge [de l’État membre] requis, et non s’ils sont alloués pour la réparation d’un préjudice moral ?

3)      Ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le juge [de l’État membre] requis ne peut se fonder que sur l’effet dissuasif de la condamnation au regard des ressources de la personne condamnée ou qu’il peut retenir d’autres éléments tels que la gravité de la faute ou l’étendue du préjudice ?

4)      L’effet dissuasif au regard des ressources du journal peut-il constituer, à lui seul, un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution pour atteinte manifeste au principe fondamental de la liberté de la presse ?

5)      L’effet dissuasif doit-il s’entendre d’une mise en danger de l’équilibre financier du journal ou peut-il consister seulement en un effet d’intimidation ?

6)      L’effet dissuasif doit-il s’apprécier de la même façon à l’égard de la société éditrice d’un journal et à l’égard d’un journaliste, personne physique ?

7)      La situation économique générale de la presse écrite est-elle une circonstance pertinente pour apprécier si, au-delà du sort du journal en cause, la condamnation est susceptible d’exercer un effet d’intimidation sur l’ensemble des médias ? »

31.      Les parties à la procédure au principal, les gouvernements français, espagnol et allemand ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations écrites. Les parties à la procédure au principal, les gouvernements français, espagnol et maltais ainsi que la Commission étaient représentés lors de l’audience qui s’est tenue le 17 octobre 2023.

Réponse suggérée :

« L’article 45, paragraphe 1, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, lu en combinaison avec l’article 34, point 1, et l’article 45, paragraphe 2, de celui-ci, ainsi que l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doivent être interprétés en ce sens que :

un État membre dans lequel est demandée l’exécution d’une décision rendue dans un autre État membre, portant sur une condamnation d’une société éditrice d’un journal et d’un journaliste pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif et d’un membre de son équipe médicale par une information publiée dans ce journal, doit refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire de cette décision lorsque l’exécution de celle-ci conduirait à une violation manifeste de la liberté d’expression garantie à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux.

Une telle violation existe lorsque l’exécution de ladite décision engendre un effet dissuasif potentiel s’agissant de la participation au débat sur un sujet d’intérêt général tant des personnes visées par la condamnation que d’autres sociétés de presse et journalistes dans l’État membre requis. Un tel effet dissuasif potentiel se manifeste lorsque la somme globale dont le paiement est demandé est manifestement déraisonnable au regard de la nature et de la situation économique de la personne concernée. Dans le cas d’un journaliste, l’effet dissuasif potentiel se présente, en particulier, lorsque cette somme correspond à plusieurs dizaines de salaires minimums standard dans l’État membre requis. Dans le cas d’une société éditrice d’un journal, l’effet dissuasif potentiel doit s’entendre comme une mise en danger manifeste de l’équilibre financier de ce journal. Le juge de l’État membre requis peut tenir compte de la gravité de la faute et de l’étendue du préjudice uniquement pour déterminer si, en dépit du caractère a priori manifestement déraisonnable de la somme globale d’une condamnation, celle-ci est appropriée pour contrecarrer les effets des propos diffamatoires ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=C3DDBBA5E547ACAEB77C3F8BE4F9EF93?text=&docid=282592&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1403532


L’AG M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA sur le règlement Bruxelles II bis

L’avocat général M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA a présenté le 8 février 2024 ses conclusions dans l’affaire C‑35/23 (Greislzel) qui porte sur le règlement Bruxelles II bis.

Les faits, le litige et les questions préjudicielles.

11.      En mars 2013, les parents de L (le père est de nationalité allemande et la mère, polonaise) se sont mariés en Allemagne, pays dans lequel ils ont initialement vécu.

12.      En juin 2013, le père a déménagé en Suisse pour des raisons professionnelles. L est née le 12 novembre 2014 en Suisse et possède les nationalités allemande et polonaise.

13.      De janvier 2015 à début avril 2016, L a vécu avec sa mère en Allemagne. Le père rendait régulièrement visite à la mère et à leur fille commune en Allemagne ; ils passaient également des vacances ensemble.

14.      Le 9 avril 2016, la mère a déménagé en Pologne avec L. Dans un premier temps, le père rendait visite à L en Pologne.

15.      À partir du 17 avril 2017, la mère a refusé que le père ait des contacts avec L et a inscrit cette dernière, sans le consentement du père, dans un jardin d’enfants en Pologne.

16.      Fin mai 2017, la mère a informé le père qu’elle et L restaient vivre en Pologne.

17.      Le 7 juillet 2017, le père a demandé aux juridictions polonaises, par l’intermédiaire de l’autorité centrale suisse (Office fédéral de justice de Berne, Suisse), le retour de L en Suisse.

18.      Le 8 décembre 2017, le Sąd Rejonowy Krakowa-Nowej Huty (tribunal d’arrondissement de Cracovie – Nowa Huta, Pologne) a rejeté la demande de retour présentée par le père, au motif que celui-ci avait donné son consentement au déménagement de L avec sa mère en Pologne pour une durée indéterminée et qu’il existait en outre un risque grave pour le bien-être de L en cas de retour au sens de l’article 13, sous b), de la convention de La Haye de 1980.

19.      L’appel interjeté par le père contre cette décision a été rejeté par le Sąd Okręgowy Krakowa (tribunal régional de Cracovie, Pologne) le 17 avril 2018.

20.      La mère a engagé une procédure de divorce en Pologne par requête du 27 septembre 2017. Le 5 juin 2018, le Sąd Okręgowy Krakowa (tribunal régional de Cracovie) a confié provisoirement à la mère la garde de l’enfant commun et a fixé l’obligation de pension alimentaire du père.

21.      Le 29 juin 2018, le père a introduit une demande de retour de L auprès du Bundesamt für Justiz in Bonn (Office fédéral de la justice de Bonn, Allemagne) sur le fondement de la convention de La Haye de 1980, demande à laquelle il n’a pas donné suite.

22.      Le 13 juillet 2018, le père a saisi l’Amtsgericht Frankfurt am Main (tribunal de district de Francfort-sur-le-Main, Allemagne) du litige à l’origine de la demande de décision préjudicielle. Dans son recours devant cette juridiction, déposé le 13 juillet 2018, il a demandé :

–      à titre principal (point I de ses conclusions), la garde exclusive de L et, à titre subsidiaire, le droit de fixer la résidence de celle-ci ;

–      en outre (point II de ses conclusions), que la mère soit tenue de renvoyer L en Suisse à compter de l’entrée en vigueur de la décision.

23.      Dans le cadre du litige au principal :

–      le père a fait valoir que les parents étaient convenus, en 2015, qu’ils vivraient tous les deux à l’avenir avec L en Suisse. En avril 2016, la mère aurait décidé de déménager temporairement en Pologne. Le père aurait donné son consentement, mais en limitant expressément le temps de séjour en Pologne ;

–      la mère a contesté ces affirmations. Elle a affirmé que le père avait consenti à ce que L se rende en Pologne, les deux parents n’ayant pas décidé que ce déplacement serait limité dans le temps. Ils ne seraient pas non plus convenus d’un (futur) déménagement en Suisse.

24.      Le 3 juin 2019, l’Amtsgericht Frankfurt am Main (tribunal de district de Francfort-sur-le-Main) a rejeté la demande du père pour défaut de compétence judiciaire internationale. Selon cette juridiction, le père n’a pas prouvé l’existence d’un accord concret sur le caractère temporaire du séjour de L en Pologne. Les informations que le père a fournies lors de l’audience du 9 mai 2019 contredisent ce qu’il a affirmé dans son mémoire du 3 août 2018, dont il ressort que, en mai 2017, les parents négociaient encore la durée du séjour en Pologne.

25.      Le 8 juillet 2019, le père a interjeté appel du jugement de première instance devant l’Oberlandesgericht Frankfurt am Main (tribunal régional supérieur de Francfort-sur-le-Main, Allemagne). Dans le cadre de cet appel, il a réitéré les arguments avancés en première instance et il a fait valoir que :

–      la compétence de la juridiction de première instance découle de l’article 11, paragraphe 6, lu en combinaison avec le paragraphe 7, ainsi que de l’article 10 du règlement no 2201/2003. Dans sa décision du 8 décembre 2017, le Sąd Rejonowy Krakowa-Nowej Huty (tribunal d’arrondissement de Cracovie, Nowa Huta) a indiqué que, avant son déplacement en Pologne, la résidence de L se trouvait non pas en Suisse, mais en Allemagne ;

–      dans un tel cas de figure, les principes qui gouvernent la procédure au titre de la convention de La Haye de 1980 s’appliquent. Conformément à ceux-ci, la personne qui s’oppose au retour de l’enfant doit prouver que le titulaire de la garde (conjointe) a consenti au déplacement ou au non‑retour de l’enfant ou les a autorisés a posteriori. La mère n’aurait pas apporté la preuve du consentement paternel pour un déménagement à durée indéterminée.

26.      Le père a, en outre, sollicité l’introduction d’une demande de décision préjudicielle ; l’Oberlandesgericht Frankfurt am Main (tribunal régional supérieur de Francfort-sur-le-Main) a fait droit à cette requête et a saisi la Cour des questions suivantes :

« Dans quelle mesure le mécanisme réglementaire prévu aux articles 10 et 11 du règlement [no 2201/2003] est-il limité aux procédures entre États membres de l’Union ?

Plus précisément :

1)      L’article 10 du règlement [no 2201/2003] trouve-t-il à s’appliquer, avec pour conséquence un maintien de la compétence des juridictions de l’ancien État de résidence, lorsque l’enfant avait sa résidence habituelle dans un État membre de l’Union (Allemagne) avant son déplacement et que la procédure de retour au titre de la convention de La Haye [de 1980] a été menée entre un État membre de l’Union (Pologne) et un État tiers (Suisse), le retour de l’enfant ayant été refusé dans le cadre de cette procédure ?

En cas de réponse affirmative à la première question :

2)      Dans le cadre de l’article 10, sous b) i), du règlement [no 2201/2003], quelles sont les exigences à remplir pour établir le maintien de la compétence [des juridictions de l’ancien État de résidence] ?

3)       L’article 11, paragraphes 6 à 8, du règlement [no 2201/2003] trouve-t-il à s’appliquer également lors de la mise en œuvre d’une procédure de retour en vertu de la convention de la Haye entre un État tiers et un État membre de l’Union en tant qu’État dans lequel l’enfant a été déplacé, dans la mesure où celui-ci avait sa résidence habituelle dans un autre État membre de l’Union avant son déplacement ? »

Réponse suggérée :

« L’article 10 du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000, doit être interprété en ce sens que :

– une demande, introduite au titre de la convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants de 1980, tendant au retour de l’enfant dans un État qui n’est pas celui où l’enfant avait sa résidence habituelle avant le déplacement ne saurait être qualifiée de « demande de retour » au sens de l’article 10, sous b), i), du règlement no 2201/2003 ;

– une fois que le lieu où se trouve l’enfant est (ou devrait être) connu, la compétence internationale des juridictions de l’État membre dans lequel cet enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement illicite n’est pas maintenue si, pour autant qu’il soit satisfait aux autres conditions prévues à l’article 10, sous b), i), du règlement no 2201/2003, le titulaire d’un droit de garde engage une procédure en matière de garde devant ces juridictions, mais non une demande de retour auprès des autorités de l’État membre dans lequel l’enfant a été déplacé ;

– les affirmations factuelles réalisées dans le cadre d’une procédure de retour de l’enfant introduite au titre de la convention de La Haye de 1980 ne lient pas nécessairement le juge appelé à statuer si la juridiction d’un État membre est compétente dans le cadre d’une procédure ultérieure de garde.

– la règle en matière de charge de la preuve prévue à l’article 13 de la convention de La Haye de 1980 ne s’applique pas aux faits invoqués en tant que fondement de la compétence judiciaire internationale pour une demande de garde ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=C3DDBBA5E547ACAEB77C3F8BE4F9EF93?text=&docid=282593&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1403532

La CJUE sur le règlement Bruxelles I bis

La Cour de justice a rendu le 8 février 2024 sa décision dans l’affaire C‑566/22 (Inkreal s.r.o. contre Dúha reality s.r.o.) qui porte sur le règlement Bruxelles I bis.

« L’article 25, paragraphe 1, du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que :

une convention attributive de juridiction par laquelle les parties à un contrat établies dans un même État membre conviennent de la compétence des juridictions d’un autre État membre pour connaître de litiges nés de ce contrat relève de cette disposition, même si ledit contrat ne comporte aucun autre lien avec cet autre État membre ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=C3DDBBA5E547ACAEB77C3F8BE4F9EF93?text=&docid=282586&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1403532

La CJUE sur la directive 93/13 (office du juge en matière de clauses abusives)

La Cour de justice a rendu le 18 janvier 2024 sa décision dans l’affaire C‑531/22 (Getin Noble Bank S.A. contre TL) qui porte sur la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs.

« 1) L’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doivent être interprétés en ce sens que :

ils s’opposent à une réglementation nationale prévoyant qu’une juridiction nationale ne peut procéder d’office à un examen du caractère éventuellement abusif des clauses figurant dans un contrat et en tirer les conséquences, lorsqu’elle contrôle une procédure d’exécution forcée fondée sur une décision prononçant une injonction de payer définitive revêtue de l’autorité de la chose jugée :
– si cette réglementation ne prévoit pas un tel examen au stade de la délivrance de l’injonction de payer ou
– lorsqu’un tel examen est prévu uniquement au stade de l’opposition formée contre l’injonction de payer concernée, s’il existe un risque non négligeable que le consommateur concerné ne forme pas l’opposition requise soit en raison du délai particulièrement court prévu à cette fin, soit eu égard aux frais qu’une action en justice entraînerait par rapport au montant de la dette contestée, soit parce que la réglementation nationale ne prévoit pas l’obligation que soient communiquées à ce consommateur toutes les informations nécessaires pour lui permettre de déterminer l’étendue de ses droits.

2) L’article 3, paragraphe 1, l’article 6, paragraphe 1, l’article 7, paragraphe 1, et l’article 8 de la directive 93/13 doivent être interprétés en ce sens que :

ils ne s’opposent pas à une jurisprudence nationale selon laquelle l’inscription d’une clause d’un contrat au registre national des clauses illicites a pour effet que cette clause soit considérée comme étant abusive dans toute procédure impliquant un consommateur, y compris à l’égard d’un autre professionnel que celui à l’encontre duquel la procédure d’inscription de ladite clause à ce registre national avait été engagée et lorsque la même clause ne présente pas un libellé identique à celui enregistré, mais revêt la même portée et produit les mêmes effets sur le consommateur concerné ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=C247E3FD48FA22E4BE52CAF770C40091?text=&docid=281795&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=4871485

Publication du règlement sur la numérisation de la coopération judiciaire

Le règlement (UE) 2023/2844 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2023 relatif à la numérisation de la coopération judiciaire et de l’accès à la justice dans les affaires transfrontières en matière civile, commerciale et pénale, et modifiant certains actes dans le domaine de la coopération judiciaire a été publié le 27 décembre 2023 au JOUE (L 2023/2844 du 27.12.2023).

Source : https://eur-lex.europa.eu/eli/reg/2023/2844/oj?locale=fr

L’AG M. NICHOLAS EMILIOU sur le règlement Bruxelles I bis

L’avocat général M. NICHOLAS EMILIOU a présenté le 14 décembre 2023 ses conclusions dans l’affaire C‑90/22 (Gjensidige ADB) qui porte sur le règlement Bruxelles I bis.

Les faits des procédures au principal et les questions préjudicielles :

« 19. « ACC Distribution » UAB (ci-après « ACC Distribution »), le client, et « Rhenus Logistics » UAB (ci-après « Rhenus Logistics »), le transporteur, ont conclu un contrat de transport de matériel informatique des Pays-Bas vers la Lituanie. Lors de ce transport, une partie de la cargaison a été volée.

20. L’article 3 du contrat de transport stipulait que, « dans le cas où un litige ou un différend entre les parties n’est pas réglé par négociation entre les parties, il sera examiné par le juge du lieu dans lequel le Client a son adresse légale ». Le siège social d’ACC Distribution (en tant que client) se trouvant en Lituanie, les parties sont convenues de la compétence des juridictions lituaniennes.

21. À la suite du vol, Gjensidige, compagnie d’assurances qui avait assuré le chargement, a versé à ACC Distribution, le 21 avril 2017, un paiement d’assurance d’un montant de 205 108,89 EUR.

22. Le 3 février 2017, une action a été introduite devant le rechtbank Zeeland-West-Brabant (tribunal de la Zélande et du Brabant occidental, Pays-Bas ; ci-après, le « tribunal de la Zélande et du Brabant occidental »), entre autres, par Rhenus Logistics contre, notamment, ACC Distribution et Gjensidige. Sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, il ressort du dossier que Rhenus Logistics s’est prévalue de la CMR (dont relevait le litige), laquelle permet au demandeur de porter la demande, notamment, devant les juridictions d’un pays sur le territoire duquel se trouve le lieu de la prise en charge de la marchandise par le transporteur.

23. Cette action tendait à faire constater une limitation de la responsabilité civile du transporteur dans le cadre du vol susmentionné. ACC Distribution et Gjensidige ont contesté la compétence de la juridiction néerlandaise en se référant à l’accord d’élection de for contenu dans le contrat de transport. Cette objection a été rejetée au motif que l’accord d’élection de for était nul et non avenu en vertu de l’article 41, paragraphe 1, de la CMR, au motif qu’il restreignait le choix des juridictions compétentes en vertu de l’article 31, paragraphe 1, de la CMR.

24. Le 19 septembre 2017, Gjensidige a saisi le Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas, Lituanie) (ci-après le « tribunal régional ») d’une action en réparation d’un montant de 205 108,89 EUR avec intérêts contre Rhenus Logistics. Ce recours était fondé sur la subrogation revendiquée par Gjensidige après le paiement du montant d’assurance à ACC Distribution.

25. En réponse, Rhenus Logistics a demandé le rejet de cette action, en faisant valoir que celle-ci créait une situation de litispendance laquelle devait être résolue par la reconnaissance de la compétence du tribunal de la Zélande et du Brabant occidental, qui avait été la première juridiction saisie dans cette affaire.

26. Dans ce contexte, le tribunal régional a sursis à statuer. Cette décision a été confirmée en appel par le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie, ci-après la « cour d’appel »).

27. Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de la Zélande et du Brabant occidental a déclaré que la responsabilité engagée, notamment, par Rhenus Logistics envers, notamment, ACC Distribution et Gjensidige était limitée et ne pouvait excéder le montant de la compensation au titre de l’article 23, paragraphe 3, de la CMR. Cette décision n’a fait l’objet d’aucune voie de recours.

28. Se conformant à cette décision, Rhenus Logistics a transféré le montant correspondant à Gjensidige. Cette dernière a alors demandé que son action pendante en Lituanie soit partiellement retirée, tout en la maintenant pour le surplus.

29. Par son jugement du 22 mai 2020, le tribunal régional a accepté ce désistement partiel tout en rejetant l’action pour le surplus et a considéré que le jugement du tribunal de la Zélande et du Brabant occidental avait acquis force de chose jugée. La cour d’appel a confirmé ce jugement.

30. Le 2 juin 2021, Gjensidige s’est pourvue en cassation devant le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie). Gjensidige y faisait notamment valoir que, contrairement à la CMR, le règlement no 1215/2012 établit l’exclusivité de la compétence déterminée par un accord d’élection de for et que la situation née dans l’affaire au principal devrait conduire à faire prévaloir ce règlement. Selon cette partie, la solution contraire aurait des conséquences moins favorables pour le bon fonctionnement du marché intérieur et ne garantirait pas les principes, notamment, de prévisibilité de la compétence et de bonne administration de la justice.

31. Nourrissant des doutes à cet égard, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

1) L’article 71 du règlement (UE) no1215/2012, lu à la lumière des articles 25, 29 et 31 et des considérants 21 et 22 du même règlement, peut-il être interprété en ce sens qu’il permet d’appliquer l’article 31 de la Convention relative au contrat de transport international de marchandises par route (CMR) même lorsque les parties à un litige relevant des champs d’application de ces deux actes ont conclu un accord d’élection de for ?

2) À la lumière de l’objectif du législateur consistant à renforcer la protection des accords d’élection de for dans l’Union européenne, l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii) du règlement no1215/2012 peut-il être interprété de manière plus large, comme visant non seulement la section 6, mais aussi la section 7 du chapitre II de ce règlement ?

3) Eu égard aux particularités du cas d’espèce et aux conséquences juridiques qui en découlent, la notion d’“ordre public” employée dans le règlement no1215/2012 peut-elle être interprétée comme incluant un motif de non‑reconnaissance d’une décision d’une juridiction d’un autre État membre lorsque l’application d’une convention particulière, telle que la CMR, donne lieu à une situation juridique dans laquelle, dans une seule et même affaire, ni l’élection de for ni le choix de la loi applicable n’est respecté ? »

Réponse suggérée :

« L’article 45, paragraphe 1, sous a), et l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doivent être interprétés en ce sens que les motifs de refus de reconnaissance qui y sont énoncés ne s’appliquent pas à une situation dans laquelle la juridiction d’origine a établi sa compétence sur l’une parmi plusieurs règles figurant dans une convention spécialisée au sens de l’article 71 de ce règlement, lesquelles incluent – sans le qualifier d’exclusif – un accord d’élection de for, lorsque la juridiction d’origine n’était pas la juridiction désignée par l’accord d’élection de for conclu par les parties au litige.

De plus, l’article 45, paragraphe 1, sous a), du règlement n°1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’une erreur, fût-elle avérée, dans la détermination de la loi applicable, ne saurait, en soi, conduire à un refus de reconnaissance d’une décision au motif qu’elle est contraire à l’ordre public de l’État requis ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=D2AC1C832C6167B3D616A00DEA67B50F?text=&docid=280634&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=5476925

L’AG M. ANTHONY M. COLLINS sur le règlement Bruxelles I bis

L’avocat général M. ANTHONY M. COLLINS a présenté le 16 novembre 2023 ses conclusions dans les affaires jointes C‑345/22 à C‑347/22 (Maersk A/S contre Allianz Seguros y Reaseguros SA (C‑345/22 et C‑347/22) et Mapfre España Compañía de Seguros y Reaseguros SA contre MACS Maritime Carrier Shipping GmbH & Co. (C‑346/22)) qui portent sur le règlement Bruxelles I bis.

Les faits des procédures au principal et les questions préjudicielles :

L’affaire C‑345/22. « 9. Maersk Line Perú S.A.C., en qualité de transporteur, et Aguafrost Perú, en qualité de chargeur, ont conclu un contrat de transport maritime de marchandises aux conditions « coût et fret » (ci‑après « CFR »), consigné dans un connaissement délivré le 9 avril 2018. Au verso de ce connaissement figurait une clause attributive de juridiction rédigée dans les termes suivants : « Dans tous les autres cas, le présent connaissement est régi et interprété conformément au droit anglais et tous les différends en découlant sont tranchés par la High Court of Justice [(England & Wales) (United Kingdom)] of London [Haute Cour de justice (Angleterre et Pays de Galles) (Royaume-Uni) de Londres,], la compétence des juridictions d’un autre pays étant exclue. Par ailleurs et à la discrétion du transporteur, ce dernier peut engager une procédure contre le commerçant devant une juridiction compétente du lieu où celui-ci exerce son activité ». Oversea Atlantic Fish SL (ci-après « Oversea »), un fournisseur espagnol de poissons et de fruits de mer, a acquis les marchandises transportées et est ainsi devenue tiers porteur du connaissement.

10. Les marchandises sont arrivées endommagées au port de destination. Allianz, en qualité de compagnie d’assurance subrogée dans les droits d’Oversea, a introduit un recours contre Maersk devant le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra, Espagne), réclamant la somme de 67 449,71 euros à titre de dommages et intérêts.

11. Maersk a contesté la compétence des juridictions espagnoles en se fondant sur la clause attributive de juridiction précitée. Par ordonnance du 26 mai 2020, le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra) a rejeté ce déclinatoire de compétence. Maersk a formé un recours interne contre cette ordonnance devant la même juridiction. Ce recours a été rejeté par ordonnance du 2 décembre 2020.

12. Par jugement du 7 juillet 2021, le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra) a fait droit au recours d’Allianz au fond. Maersk a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi, dont le seul objet est de contester la compétence des juridictions espagnoles. Elle a soutenu que, dès lors que l’article 251 LNM est contraire au droit de l’Union, la juridiction de renvoi est tenue d’appliquer l’article 25 du règlement Bruxelles I bis. La clause attributive de juridiction est par conséquent opposable au tiers porteur du connaissement.

13. La juridiction de renvoi se demande si une clause attributive de juridiction telle que celle en cause au principal, dont les parties initiales au contrat sont convenues, est opposable au tiers porteur du connaissement qui n’a pas expressément, individuellement ni séparément consenti à cette clause.

14. La juridiction de renvoi relève que la notion de « clause attributive de juridiction » est une notion autonome du droit de l’Union. Le secteur du transport maritime international recourt fréquemment aux clauses attributives de juridiction, de sorte que, conformément à l’article 25, paragraphe 1, sous c), du règlement Bruxelles I bis, les parties contractantes devaient avoir connaissance de leur existence. Dans ces conditions, l’arrêt du 16 mars 1999, Castelletti, étaye l’existence d’une présomption de consentement de la personne à laquelle on oppose une telle clause. La juridiction de renvoi indique également que les clauses attributives de juridiction sont, de par leur nature, autonomes et séparables. La loi matérielle qui régit ces clauses peut donc relever d’un régime juridique distinct de celui qui régit le reste du contrat. Une clause attributive de juridiction peut ainsi être valide même si le contrat lui-même est considéré comme étant nul.

15. La juridiction de renvoi explique que, dans le cas des connaissements acquis par un tiers qui contiennent une clause attributive de juridiction, l’article 251 LNM renvoie à l’article 468 LNM, qui dispose que les clauses attributives de juridiction sont nulles si elles n’ont pas été négociées individuellement et séparément. La juridiction de renvoi rappelle le principe énoncé par la Cour dans son arrêt du 19 juin 1984, Russ, et réitéré par celle-ci dans son arrêt du 9 novembre 2000, Coreck, selon lequel, « dans la mesure où la clause attributive de juridiction insérée dans un connaissement est valide au sens de l’article 17 de la convention [de Bruxelles] dans le rapport entre le chargeur et le transporteur, elle peut être invoquée à l’égard du tiers porteur du connaissement dès lors que, en vertu du droit national applicable, le porteur du connaissement succède au chargeur dans ses droits et obligations ». La mention, dans ce passage, du « droit national applicable » peut être interprétée comme renvoyant à l’article 251 LNM. Étant donné que, dans ce cas, il aurait été nécessaire que les parties négocient individuellement et séparément la clause attributive de juridiction, la cession des droits au titre du connaissement ne serait pas intégrale. La juridiction de renvoi souhaite donc savoir si l’article 251 LNM est contraire au principe susmentionné.

16. La juridiction de renvoi indique également que le droit national applicable pour déterminer la validité de la clause attributive de juridiction pourrait être celui de l’État auquel cette clause attribue la compétence, en l’occurrence le Royaume-Uni. À l’appui de cette position, elle se réfère à l’article 25, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis et aux arrêts du 3 juillet 1997, Benincasa, et du 18 novembre 2020, DelayFix, dont il ressortirait que la validité au fond d’une clause attributive de juridiction doit être appréciée selon la législation de l’État membre dont les juridictions sont désignées dans cette clause.

17. À supposer que l’article 251 LNM s’applique et qu’il y ait lieu d’examiner si le tiers porteur du connaissement a donné son consentement individuel et séparé à la clause attributive de juridiction, la juridiction de renvoi soulève la question de la forme que doit revêtir ce consentement. Elle estime que cette question est régie par le droit de l’Union et observe que, lorsque les conditions visées à l’article 25, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis sont remplies, un critère de consentement présumé s’applique.

18. Enfin, la juridiction de renvoi s’interroge sur la conformité de l’article 251 LNM à la jurisprudence de la Cour dans la mesure où cette disposition prévoit que la clause attributive de juridiction insérée dans le connaissement est soumise à un droit différent de celui qui régit le transfert de ce connaissement.

19. L’Audiencia Provincial de Pontevedra (cour provinciale de Pontevedra) a donc décidé de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes à la Cour de justice :

« 1) La règle visée à l’article 25 du règlement [Bruxelles I bis], qui prévoit que la nullité de la convention attributive de juridiction doit être appréciée conformément au droit de l’État membre auquel les parties ont attribué la compétence, s’applique-t-elle également – dans une situation telle que celle du litige au principal – à la question de la validité de l’extension de la clause à un tiers n’étant pas partie au contrat dans lequel la clause est insérée ?

2) En cas de transfert du connaissement à un tiers destinataire des marchandises qui n’est pas intervenu dans le contrat entre le chargeur et le transporteur maritime, une règle telle que celle figurant à l’article 251 [LNM], qui exige, pour que la clause attributive de juridiction soit opposable à ce tiers, qu’elle ait été négociée avec celui-ci “individuellement et séparément”, est-elle conforme à l’article 25 du règlement [Bruxelles I bis] et à la jurisprudence de la Cour interprétant cette disposition ?

3) Est-il possible, conformément au droit de l’Union, que la législation des États membres prévoie des conditions supplémentaires de validité pour que les clauses attributives de juridiction insérées dans des connaissements produisent effet à l’égard de tiers ?

4) Une règle telle que celle figurant à l’article 251 [LNM] – qui prévoit que la subrogation du tiers porteur n’a lieu que de manière partielle, à l’exclusion des clauses de prorogation de compétence – suppose-t-elle l’introduction d’une condition supplémentaire de validité de telles clauses, contraire à l’article 25 du règlement [Bruxelles I bis] ? »

 L’affaire C346/22. 20. MACS, en qualité de transporteur, et Tunacor Fisheries Ltd, en qualité de chargeur, ont conclu un contrat de transport maritime de marchandises aux conditions CFR, ce contrat ayant été consigné dans un connaissement délivré le 13 avril 2019. Au verso du connaissement figurait la clause attributive de juridiction suivante : « Le présent connaissement est régi par le droit anglais et tous les différends en découlant sont tranchés par la High Court of Justice [(England & Wales)] of London [Haute Cour de justice (Angleterre et Pays de Galles) de Londres] ». La société espagnole Fortitude Shipping SL (ci‑après « Fortitude ») a acquis les marchandises en question et est ainsi devenue tiers porteur de ce connaissement.

21. Les marchandises sont arrivées endommagées au port de destination. Mapfre, en qualité de compagnie d’assurance subrogée dans les droits de Fortitude, a introduit un recours contre MACS devant le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra), réclamant la somme de 80 187,90 euros à titre de dommages et intérêts.

22. MACS a contesté la compétence des juridictions espagnoles en se fondant sur la clause attributive de juridiction précitée. Par ordonnance du 3 mai 2020, le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra) a décliné sa compétence. Mapfre a interjeté appel de cette ordonnance devant la juridiction de renvoi. Elle a soutenu, en se référant à l’article 251 LNM, que la clause attributive de juridiction était inopposable à Fortitude puisque cette dernière n’était pas partie au contrat de transport de marchandises et qu’elle n’avait joué aucun rôle dans l’exécution de ce contrat. MACS a affirmé que, dès lors que l’article 251 LNM est contraire au droit de l’Union, la juridiction de renvoi doit appliquer l’article 25 du règlement Bruxelles I bis, rendant ainsi la clause attributive de juridiction opposable au tiers porteur du connaissement.

23. Éprouvant les mêmes doutes que ceux suscités par l’affaire C‑345/22, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour des questions préjudicielles identiques, en substance, à celles posées dans cette affaire.

L’affaire C347/22. 24. Maersk, en qualité de transporteur, et Aguafrost Perú, en qualité de chargeur, ont conclu un contrat de transport maritime de marchandises aux conditions CFR, ce contrat ayant été consigné dans un connaissement délivré le 2 août 2018. Au verso du connaissement figurait une clause attributive de juridiction rédigée dans des termes identiques à ceux reproduits au point 9 des présentes conclusions. Oversea a acquis les marchandises en question et est ainsi devenue tiers porteur de ce connaissement.

25. Les marchandises sont arrivées endommagées au port de destination. Allianz, en qualité de compagnie d’assurance subrogée dans les droits d’Oversea, a introduit un recours contre Maersk devant le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra), réclamant la somme de 106 093,65 euros à titre de dommages et intérêts.

26. Maersk a contesté la compétence des juridictions espagnoles en se fondant sur la clause attributive de juridiction. Par ordonnance du 20 octobre 2020, le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra) a rejeté ce déclinatoire de compétence.

27. Par jugement du 9 juillet 2021, le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Pontevedra (tribunal de commerce no 3 de Pontevedra) a fait droit au recours d’Allianz au fond. Maersk a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi en contestant la compétence des juridictions espagnoles. L’article 251 LNM étant contraire au droit de l’Union, la juridiction de renvoi est tenue d’appliquer l’article 25 du règlement Bruxelles I bis, de sorte que la clause attributive de juridiction est opposable au tiers porteur du connaissement.

28. Éprouvant les mêmes doutes que ceux suscités par l’affaire C‑345/22, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour des questions préjudicielles identiques, en substance, à celles posées dans cette affaire ».

Réponse suggérée :

« 1) L’article 25, paragraphe 1, du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que :

une clause attributive de juridiction convenue entre un transporteur et un chargeur et insérée dans un connaissement est opposable au tiers porteur du connaissement si, en acquérant ce connaissement, il a succédé au chargeur dans ses droits et obligations. Il appartient à la juridiction saisie du litige de répondre à cette question conformément au droit national applicable au fond, tel que déterminé en application des règles de droit international privé de cette juridiction. La règle contenue dans cette disposition, prévoyant que la validité au fond d’une clause attributive de juridiction doit être appréciée selon le droit de l’État membre de la ou des juridictions désignées dans cette clause, ne régit pas le point de savoir si une clause attributive de juridiction insérée dans un connaissement est opposable au tiers porteur de ce connaissement.

2) L’article 25, paragraphe 1, du règlement 1215/2012 doit être interprété en ce sens que :

cette disposition s’oppose à une législation nationale en vertu de laquelle un tiers au contrat de transport maritime de marchandises conclu entre un transporteur et un chargeur, qui acquiert le connaissement consignant ce contrat, est subrogé dans tous les droits et obligations du chargeur, à l’exception de la clause attributive de juridiction insérée dans ce connaissement, qui ne lui est opposable que s’il l’a négociée individuellement et séparément ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=5B432FC00368A84EEF489301A837D1FD?text=&docid=279783&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1032101