L’AG M. MACIEJ SZPUNAR sur le règlement Rome II

L’avocat général M. MACIEJ SZPUNAR a présenté le 14 mars 2024 ses conclusions dans l’affaire C‑86/23 (E.N.I., Y.K.I. contre HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung AG) qui porte sur le règlement Rome II.

Les faits du litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour.

12. Le 27 juillet 2014, la fille de E.N.I. et Y.K.I., les requérants au principal, ressortissants bulgares, est décédée lors d’un accident de la circulation routière survenu en Allemagne. L’auteur de l’accident était assuré au titre de l’assurance obligatoire de la responsabilité civile auprès de HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung AG (ci-après « HUK-COBURG »), une compagnie d’assurances établie en Allemagne.

13. Le 25 juillet 2017, les requérants au principal ont introduit une action contre HUK-COBURG devant le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie) tendant au versement de 250 000 leva bulgares (BGN) (environ 125 000 euros) à chacun d’entre eux à titre de réparation du préjudice immatériel causé par le décès de leur fille.

14. Le 27 septembre 2017, HUK-COBURG a versé à chacun des parents la somme de 2 500 euros à titre de réparation du préjudice causé par le décès de leur fille.

15. Par jugement du 23 décembre 2019, le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) a partiellement fait droit à la demande en accordant à chacun des parents une indemnité d’un montant de 100 000 BGN (environ 50 000 euros), dont a été déduite la somme de 2 500 euros déjà versée par l’assureur.

16. Ce tribunal a constaté que le droit applicable était le droit allemand de la responsabilité civile, qui ne prévoirait la réparation du préjudice immatériel subi par des victimes indirectes tels que les demandeurs au principal que dans des circonstances exceptionnelles, à savoir lorsque la douleur et la souffrance ont entraîné une atteinte à la santé de la victime indirecte. Cette juridiction a estimé que la douleur et la souffrance subies par les parents devaient donner lieu à une indemnisation, notamment en raison du grave choc émotionnel qui aurait entraîné une réaction de stress aiguë et parce que, pendant environ un an après le décès de leur fille, ils ont souffert de dépression, d’anxiété, de tension, d’instabilité émotionnelle, de troubles du sommeil, d’une diminution de l’appétit et d’une aliénation émotionnelle. Pour motiver le montant accordé, le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) a indiqué qu’il existait un principe de réparation équitable du préjudice immatériel tant en droit bulgare, en vertu de l’article 52 du ZZD, qu’en droit allemand, en vertu de l’article 253, paragraphe 2, du BGB. Les critères de détermination de l’indemnité ne seraient cependant pas fixés par ces lois nationales, mais découleraient de la jurisprudence de chacun des deux pays.

17. Le Sofiyski Apelativen sad (Cour d’appel de Sofia, Bulgarie) a mis à néant le jugement de la juridiction de première instance. Cette cour a rejeté l’action des parents dans son intégralité, estimant qu’ils n’avaient pas démontré que la douleur et les souffrances avaient entraîné des dommages pathologiques pour leur santé, ce qui, en vertu du droit allemand applicable, constituerait une condition de la réparation d’un préjudice immatériel. En outre, elle a jugé non fondé leur argument selon lequel l’article 52 du ZZD devrait être appliqué, en vertu de l’article 16 du règlement Rome II, au lieu du droit allemand désigné en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement. Selon elle, les montants déjà versés par HUK-COBURG ne constitueraient pas une reconnaissance par l’assureur des prétentions des parents. Les parents n’auraient pas droit à cette somme qui, du fait de son montant, correspondrait à une « petite indemnisation » pour préjudice immatériel, prévue à l’article 253, paragraphe 2, du BGB.

18. Les parents ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation), la juridiction de renvoi.

19. Cette juridiction observe, tout d’abord, que la réglementation allemande applicable en l’espèce en vertu de l’article 4 du règlement Rome II, à savoir l’article 253, paragraphe 2, et l’article 823, paragraphe 1, du BGB, lus en combinaison avec l’article 115, paragraphe 1, premier alinéa, point 1, de la loi sur le contrat d’assurance, est identique à celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt HUK-COBURG-Allgemeine Versicherung, qui concernait le même accident de la circulation que celui en cause en l’espèce.

20. Ensuite, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) relève que, dans cet arrêt, la Cour a considéré, d’une part, que la réglementation allemande en cause relevait du droit national matériel de la responsabilité civile, auquel renvoie la directive (UE) 2009/103, et prévoyait un critère objectif permettant d’identifier le préjudice immatériel susceptible de donner lieu à indemnisation d’un membre de la famille proche de la victime d’un accident de la circulation. D’autre part, la Cour a considéré que la directive 2009/103 ne s’opposait pas à une réglementation nationale qui fixe des critères contraignants pour la détermination des préjudices immatériels susceptibles d’être réparés.

21. Enfin, la juridiction de renvoi précise que, contrairement à la réglementation allemande en cause en l’espèce, qui soumet le droit à réparation du préjudice immatériel à trois conditions, à savoir que la victime ait subi une atteinte à sa propre santé, qu’elle soit un membre de la famille proche de la victime directe et qu’il existe une relation causale entre la faute commise par le responsable de l’accident et cette atteinte, l’article 52 du ZZD prévoit que la réparation du préjudice immatériel est déterminée par la juridiction en équité. Selon elle, il découle d’une jurisprudence contraignante du Varhoven sad (Cour suprême, Bulgarie) et du Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) que, en droit bulgare, toutes les douleurs morales et souffrances subies par les parents en raison du décès de leur enfant par suite d’un accident de la circulation causé par un acte délictuel ou quasi délictuel sont susceptibles de faire l’objet d’une indemnisation, sans qu’il soit nécessaire que le préjudice ait entraîné indirectement un dommage pathologique pour la santé de la victime. Elle indique que le montant des dommages-intérêts dépend des circonstances caractérisant le cas d’espèce, le montant habituel accordé pour préjudice immatériel à un parent pour le décès d’un enfant dans un accident de la circulation survenu en 2014 étant d’environ 120 000 BGN (environ 61 000 euros), alors que le montant maximal accordé en droit allemand serait d’environ 5 000 euros. Selon elle, à supposer que le grief des parents doive être accueilli et qu’ils aient apporté la preuve d’un dommage pathologique, le montant maximal à verser serait de 5 000 euros.

22. La juridiction de renvoi, faisant référence à l’arrêt Da Silva Martins dans lequel la Cour a considéré qu’une juridiction nationale doit déterminer, sur la base d’une analyse circonstanciée, si une disposition nationale revêt une importance telle dans l’ordre juridique national qu’elle justifie de s’écarter de la loi applicable, désignée en application de l’article 4 du règlement Rome II, se demande si l’article 52 du ZZD peut être considéré comme une telle disposition, au motif que le principe d’équité est un principe fondamental du droit bulgare et fait partie de l’ordre public de l’État. Elle indique que la jurisprudence nationale est divergente sur cette question.

23. C’est dans ces conditions que le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a, par décision du 7 février 2023, parvenue à la Cour le 15 février 2023, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 16 du [règlement Rome II] doit-il être interprété en ce sens qu’une disposition de droit national, telle que celle en cause au principal, qui prévoit l’application d’un principe fondamental du droit d’un État membre, tel que le principe d’équité, pour déterminer l’indemnisation du préjudice immatériel en cas de décès de proches survenu à cause d’un acte délictuel ou quasi délictuel, peut être considérée comme une disposition impérative dérogatoire ? ».

Réponse suggérée :

« L’article 16 du règlement (CE) n°864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (« Rome II ») doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à ce qu’une disposition nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit, en tant que critère pour déterminer l’indemnisation du préjudice immatériel subi par les membres de la famille proche d’une personne décédée lors d’un accident de la circulation routière, l’application d’un principe fondamental du droit d’un État membre, tel que le principe d’équité, puisse être considérée comme une disposition impérative dérogatoire, au sens de cet article, à moins que la juridiction saisie constate, sur la base de l’existence de liens suffisamment étroits avec le pays du for et d’une analyse circonstanciée des termes, de l’économie générale, des objectifs ainsi que du contexte de l’adoption de cette disposition, qu’elle revêt une importance telle dans l’ordre juridique national qu’elle justifie de s’écarter de la loi applicable désignée en application de l’article 4 de ce règlement ».

Source : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=7D4D42AB35AFBC2C4B3F0D5A885B6EF8?text=&docid=283842&pageIndex=0&doclang=FR&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=1668263

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